Brouillards électroniques. Conversation avec Jean-Pierre Aubé.
par Nathalie Casemajor

Dans le studio de l’artiste montréalais Jean-Pierre Aubé, on trouve une collection de vinyles, une pile de couvertures insonorisantes provenant de sa dernière exposition au centre Clark (Electrosmog - 2012, présenté dans le cadre de la Biennale internationale d’art numérique) et un hula hoop. Cet objet insolite a été transformé en antenne par l’artiste qui s’intéresse depuis 2000 à la captation des phénomènes électromagnétiques. Couplé à un récepteur radio et à un logiciel informatique, cette antenne lui sert à scanner le spectre des fréquences radio pour recueillir des données sur l’électrosmog, aussi qualifié par certains groupes écologistes de « pollution électromagnétique ». Pour documenter ce brouillard d’ondes (radio AM et FM, téléphones cellulaires, lignes électriques), Jean-Pierre Aubé s’est rendu dernièrement à Berlin, Mumbai, Istanbul, San Francisco et Hong-Kong (Electrosmog World Tour 2012). Les données collectées lui servent de matière première pour composer une esthétique du paysage sous la forme d’installations et de performances. Confronté à l’amplification sonore et visuelle de phénomènes habituellement imperceptibles, le spectateur est invité à expérimenter la saturation de son environnement urbain et à questionner la représentation traditionnelle du paysage.

Dans l’histoire de l’enregistrement sonore, on a tenté de débarrasser le son de ses impuretés, de le « purifier », de le « clarifier ». Pourquoi prendre le contre-pied et choisir l’« électrosmog » comme matière première pour créer des objets esthétiques ?

« Il y a un texte de Raymond Gervais dans Parachute où il explique comment les VLF (Very Low Frequencies), la « radio naturelle », constituent le premier son électrique. À l’époque où on a commencé à vouloir amplifier un signal électrique, on a perçu un bruit qui ne faisait pas partie du signal que l’on voulait moduler. C’est-à-dire que par-dessus la voix, on entend des crépitements qui sont d’origine mécanique, électronique, liés à l’objet lui-même. Il a fallu attendre les années 70 pour comprendre que les petits crépitements qu’on entendait étaient liés à un phénomène électrique naturel. Donc l’idée de bruit au sens de « ce que l’on ne veut pas avoir » dans l’enregistrement d’une voix par exemple, cela fait intrinsèquement partie de l’histoire de l’électronique. À l’origine, quand j’ai construit mon récepteur VLF, c’était pour capter ces sons naturels, tout en connaissant le lien de ces sons avec l’histoire de la musique électronique. » 

Comment as-tu été amené à explorer le territoire (au Québec et ailleurs dans le monde) pour capter des paysages sonores ?

« Au début je n’étais pas intéressé à travailler avec le bruit, je m’intéressais plutôt à l’absence de bruit. Sauf que dans l’espace urbain, l’absence de bruit n’existe pas. On n’entend pas les bruits naturels, on entend un autre type de bruit qui est généré par les lignes électriques. Donc je me suis intéressé aux bruits urbains dans la mesure où l’expérience de trouver des bruits naturels était extrêmement difficile. Il faut toujours s’éloigner de plusieurs kilomètres d’une source électrique pour être capable de capter ces sons là.

La quête ultime, c’était de trouver un phénomène que les scientifiques appellent le chœur boréal, qui est relié aux aurores boréales, visibles ou non visibles (ce n’est pas parce qu’on ne les voit pas qu’il n’y a pas de phénomènes électromagnétiques). En me rendant proche du cercle polaire en Finlande [pour VLF-Natural Radio, 2000-2003], je m’approchais du phénomène. Mais cette quête est longue, il faut s’éloigner, regarder les cartes, trouver une île au milieu du fleuve Saint-Laurent sur laquelle il n’y a pas d’électricité. Au fur et à mesure, c’est devenu une forme d’évidence que le territoire est constamment occupé par cette vibration électromagnétique induite par les lignes électriques qui nous entourent, et c’est devenu un sujet de travail en soi. Donc je suis passé d’une sorte de quête de « l’absence du noise » à une recherche sur l’occupation du milieu urbain par les vibrations électromagnétiques ».

Dans ton installation Save the Waves à la Fonderie Darling (2004), tu proposais de sonoriser et d'amplifier la pollution électromagnétique. Pourquoi jouer sur un slogan écologiste dans le titre ?

« Quand je suis arrivé avec ce projet, il n’y avait pas grand monde qui parlait du fait que les téléphones cellulaires grillaient les cerveaux. C’est sûr que mon expérience m’a amené à expérimenter le milieu urbain avec un outil qui permet de percevoir quelque chose qui est là, mais qu’on ne peut pas sentir. Je savais à l’époque que le wireless et les autres phénomènes électromagnétiques que l’on génère nous mêmes augmentaient. En même temps, le titre c’est une boutade sur ce qu’on veut sauver d’un point de vue écologiste. « Save the Whales » c’est le premier mantra écologiste de Greenpeace. Ça joue sur un côté totalement absurde, la volonté de sauver quelque chose qui ne se sauve pas. Une onde c’est rien, ça ne veut rien dire. C’est comme dire « sauvons le rien ». Mais le rien c’est quelque chose qu’on ne peut pas palper, qu’on ne peut pas comprendre. » 

« Une petite anecdote : en Amérique du Nord la norme du courant alternatif a été fixée à 60 hertz par Nikola Tesla. Certains pensent que Tesla a choisi ce standard de 60 hertz parce qu’il y voyait la ‘fréquence fondamentale de l'univers’, correspondant au « om » de la culture hindoue (Tesla était passionné par la mystique hindoue). On ne sait pas si c’est vrai, mais ce que je trouve intéressant, c’est que Murray Schafer (l’inventeur du terme soundscape) parle dans un de ses livres de l’expérience d’un anthropologue qui a étudié dans les années 50 les représentations du « son primordial » : qu’est-ce que serait le son transcendantal ? Dans la culture hindoue c’est le « om » qui est cité, et bizarrement dans les endroits électrifiés, c’est le même son, le son de l’électricité. Donc l’hypothèse de l’anthropologue, c’est que l’électrification aurait transformé notre rapport à l’environnement sonore en assimilant ce « om » comme partie intégrante de notre monde. Toujours dans la même étude, mais d’un point de vue plus biologique, il fait un parallèle avec la capacité de notre oreille à enlever le bruit. C’est-à-dire que ce n’est pas comme le visuel : si on n’avait pas cette capacité d’éluder ce noise, ce bruit de fond, on ne serait pas capable de s’entendre. C’est comme parler à travers le vent. Donc on pourrait dire que le son de Save the Waves est biologiquement construit pour moins l’entendre. Plus il est présent, plus on peut s’en accommoder ».

Comment travailles-tu la question de la musicalité et de la création à partir des données sonores que tu collectes ?

« C’est un mélange de deux choses. La science c’est mon sujet, mais ma pratique est motivée par l’art et l’histoire de l’art. Je suis totalement dans le monde de la musique électronique. C’est sûr que mon oreille est un peu « distordue » par l’écoute de Stockhausen et Pierre Henry. Mon histoire de la musique inclut des formes qui peuvent sonner pour certains comme un four micro-ondes sur le point d’exploser ! Donc quand j’ai construit mon récepteur VLF, quand j’ai branché mon hula hoop et que j’ai entendu le « om » électrique au lieu d’entendre les aurores boréales, la première fois ça m’a surpris. Pour moi ça sonne comme une expérience de musique expérimentale des années 70. En même temps, l’idée du phénomène d’origine qu’on prend pour en faire de la musique, le passage de l’un à l’autre ça ne m’intéresse pas. Moi je suis happé par mon oreille d’électro-acousticien. Sauf que je suis un artiste en art visuel, je suis un paysagiste, j’ai un rapport à la représentation et puis je suis un peu intello aussi, et un peu écolo radical, et je suis surtout documentariste. Mon approche de la photographie m’a appris à montrer des choses avec un certain rapport documentaire. Donc ma musique électronique n’en est pas une, au sens où j’essaie de garder la source des données avec tout leur sens, pour moi c’est ça qui est important ».

Ton discours sur l’écologie est assez distancié : c’est une préoccupation présente dans ton travail, elle apparaît surtout dans tes titres, mais tu joues avec le discours écologiste pour mieux le critiquer.

« Je n’ai pas le choix. Parce que le discours écologiste d’aujourd’hui est parfois assez conservateur, dans le genre « sauvez les arbres ». Zizek dit que les écologistes ont besoin d’une psychothérapie. Disons que ce n’est pas le sujet qui m’intéresse dans mon travail, mais j’aime l’idée que notre définition de la nature est erronée. La représentation qu’on en a est héritée du paradigme chrétien de la nature originelle qu’il faudrait retrouver, ou de la philosophie occidentale qui nous pose d’emblée dans un rapport d’extériorité avec la nature. Ce sont des débats moraux, et on les retrouve dans beaucoup de discours écologistes actuels. Comme artiste mon but ce n’est pas d’avoir une position écologiste pour faire de l’art caritatif, mon but quelque part ce serait de jouer sur la définition de la nature. La « radio naturelle », c’est un antagonisme qui semble ne pas pouvoir exister et pourtant ça existe. C’est contradictoire par rapport à notre définition de la nature. Pour moi il y a un enjeu là-dedans ».

 

 

 

 

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